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Dans le cadre de la loi de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière adoptée fin 2013, le législateur a renforcé les pouvoirs de l’administration fiscale, en lui permettant de recourir à tous modes de preuves, y compris illicites. Il s’est toutefois heurté aux réserves du Conseil Constitutionnel. Le Conseil d’Etat vient d’en tirer les conséquences, en opérant un revirement complet de sa jurisprudence en la matière : l’administration fiscale ne peut se prévaloir de pièces qui lui ont été régulièrement communiquées mais qui ont été ultérieurement jugées illégales.

En permettant « à l’administration d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour aller au bout de ses investigations, notamment toutes les listes, tous les éléments transmis de façon licite par la justice, y compris lorsque la source de ces éléments n’est pas licite »¹, le législateur entendait porter, « telle une guillotine, le coup de grâce »² à la fraude et l’évasion fiscale. Examinant ce texte, le Conseil Constitutionnel est revenu sur le principe prétorien d’indépendance des procédures fiscales et pénales. Avec, à défaut de coup de grâce, miséricorde pour les contribuables poursuivis par l’administration fiscale sur la base de pièces ultérieurement annulées par le juge pénal.

Le principe d’indépendance des procédures pénales et fiscales

La fraude fiscale est sanctionnée au plan fiscal par des rappels d’impôts, des majorations, des pénalités et des intérêts de retard. Elle est également réprimée au plan pénal par des amendes, des peines d’emprisonnement et des peines complémentaires. Ainsi, le juge de l’impôt d’une part, et le juge pénal d’autre part, peuvent avoir à connaître des mêmes faits. Cette dualité de poursuites s’explique par leur différence d’objet et de nature : la procédure fiscale vise à rétablir l’impôt (un objectif principalement budgétaire) tandis que la procédure pénale vise à punir la fraude (un objectif principalement répressif).

C’est cette différence d’objet et de nature qui a conduit les juges à poser le principe d’indépendance des deux procédures : chacune suit sont cours, à son rythme, sans que les conclusions de l’une ne soient nécessairement prises en compte par l’autre. La portée de ce principe d’indépendance des procédures fait toutefois l’objet d’appréciations distinctes par le juge pénal et le juge de l’impôt. Dans le cadre restreint de cet article, nous nous intéresserons exclusivement à la question de l’incidence sur la procédure fiscale des vices affectant la procédure pénale.

La position traditionnelle du juge de l’impôt

Le Conseil d’Etat reconnaît l’autorité de la chose jugée au pénal seulement pour les « décisions des juridictions de jugement qui statuent sur le fond de l’action publique »³. En d’autres termes, le Conseil d’Etat refuse de tirer les conséquences d’une décision d’annulation de pièces de procédure par le juge pénal.

La solution a été fixée dans deux arrêts de principe déjà anciens : « dès lors que l’administration fiscale a obtenu régulièrement communication de pièces détenues par l’autorité judiciaire, la circonstance que ces pièces auraient été ultérieurement annulées par le juge pénal n’a pas pour effet de priver l’administration du droit de s’en prévaloir pour établir les impositions⁴ ». Elle a été confirmée à plusieurs reprises, tant par le Conseil d’Etat⁵ que par des Cours administratives d’appel⁶.

Le Conseil d’Etat refusait ainsi, comme l’invitait pourtant son rapporteur⁷, de tirer les conséquences de la jurisprudence de la Cour de cassation⁸ selon laquelle l’annulation d’un acte par le juge pénal a un effet rétroactif (les pièces annulées étant réputées n’avoir jamais figuré au dossier pénal). Le raisonnement du Conseil d’Etat était le suivant : à la date où l’administration avait exercé son droit de communication, les pièces figuraient au dossier pénal et n’étaient pas encore annulées, de sorte que le droit de communication avait bien été exercé régulièrement à cette date. Le fait que le Code de procédure pénale⁹ interdise sous peine de poursuites de tirer des actes et des pièces annulés le moindre renseignement contre les parties n’a pas conduit le Conseil d’Etat à infléchir sa position¹⁰.

Gilles Bachelier proposait ainsi en 1996 « un principe simple (…) : une pièce issue d’une procédure annulée par le juge pénal ne constitue pas un mode de preuve et est inopposable pour fonder à elle seule une imposition »¹¹. Ironie du sort, c’est 17 ans plus tard et à l’occasion de l’examen d’une loi visant à renforcer les pouvoirs de l’administration que les sages de la rue Montpensier l’ont entendu.

Les réserves du Conseil Constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a, dans le cadre de l’examen de la loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière¹², validé les articles 37 et 39 de la loi sous réserve d’interprétation. L’article 37 ¹³ permet en substance à l’administration d’utiliser des documents illicites qui lui sont régulièrement communiqués dans le cadre de son droit de communication ou d’une procédure d’assistance administrative.

Selon le Conseil Constitutionnel, ces « dispositions ne sauraient, sans porter atteinte aux exigences découlant de l’article 16 de la Déclaration de 1789, permettre aux services fiscaux et douaniers de se prévaloir de pièces ou documents obtenus par une autorité administrative ou judiciaire dans des conditions déclarées ultérieurement illégales par le juge ; sous cette réserve, le législateur n’a, en adoptant ces dispositions, ni porté atteinte au droit au respect de la vie privée ni méconnu les droits de la défense »¹⁴.

Le Conseil constitutionnel, en visant l’article 16 de la Déclaration de 1789¹⁵ , entend ainsi préserver le respect de la vie privée et le droit à un procès équitable de toute atteinte excessive. Cette réserve d’interprétation s’impose, en application de l’article 62 de la Constitution, à toutes autorités administratives et juridictionnelles.

Le revirement du Conseil d’Etat

Le Conseil d’Etat vient d’en prendre acte et de procéder à un revirement de sa jurisprudence en jugeant que l’administration ne peut pas utiliser des pièces ultérieurement annulées par le juge¹⁶. Si la réserve d’interprétation du Conseil constitutionnel est reprise expressis verbis dans cette décision, celle-ci ne conduit pas à remettre en cause le bienfondé des impositions contestées dans l’affaire jugée : le contribuable ne démontrait pas que les documents utilisés par l’administration et provenant d’une saisie réalisée en Italie avaient été obtenus dans des conditions ultérieurement jugées illégales par le juge compétent.

La référence au juge « compétent » (pour constater l’illégalité) est bienvenue car elle a le mérite de ne pas restreindre la portée de la réserve d’interprétation : il pourra s’agir du juge pénal, du juge judiciaire civil, du juge civil de l’impôt, du juge administratif … voire, dans le cadre d’une assistance administrative, d’un juge étranger ?

Ce revirement jurisprudentiel a en outre le mérite d’aligner la position du Conseil d’Etat sur celle de la Cour de cassation qui a jugé que la nullité qui entachait une visite et une saisie domiciliaire¹⁷ ou une enquête de police¹⁸ s’étendait à l’ensemble de la procédure douanière diligentée sur la base de leurs seuls résultats

L’impact sur les contentieux fiscaux en cours

Trois hypothèses nous semblent devoir être distinguées. La situation des contribuables qui font actuellement l’objet de poursuites au plan fiscal sur la base de pièces qui ont été annulées par le juge pénal ne pose guère de difficulté : la réserve d’interprétation du Conseil Constitutionnel et le revirement du Conseil d’Etat devraient conduire l’administration à abandonner les poursuites. Si elle s’y refuse, le juge de l’impôt en tirera les conséquences.

Les contribuables faisant l’objet de poursuites au plan fiscal sur la base de saisies, de productions ou de communications obtenues par l’administration fiscale d’une autre autorité se poseront avec intérêt la question d’une action tendant à l’annulation de ces pièces. Il ne serait pas surprenant que les recours en ce sens se multiplient. Le contentieux fiscal lié à la délinquance de droit commun (trafic de stupéfiants, par exemple), qui résulte pour l’essentiel de contrôles diligentés sur la base d’informations transmises par l’autorité judiciaire, devrait être particulièrement impacté.

Enfin la situation des contribuables ayant fait l’objet d’une procédure fiscale aujourd’hui achevée (par exemple, par une décision du juge de l’impôt défavorable au contribuable et devenue définitive) mais qui était fondée sur des pièces ultérieurement jugées illégales par le juge pénal est plus problématique. Il pourrait être soutenu, comme le suggère Bernard Hatoux¹⁹, que la décision du juge pénal constitue un événement de nature à rouvrir un délai de réclamation au sens de l’article R 196-1 du Livre des procédures fiscales. La jurisprudence reconnaît qu’un tel événement est caractérisé en présence de faits ou circonstances de nature à exercer une influence sur le principe même de l’imposition, son régime ou son mode de calcul²⁰. La doctrine administrative²¹ cite l’exemple d’une décision de justice fixant, avec effet rétroactif, la véritable situation du contribuable ou la nature réelle d’un élément d’imposition. Le raisonnement nous semble pouvoir être étendu à une décision de justice annulant avec effet rétroactif des pièces dont l’administration ne peut se prévaloir pour établir l’impôt sans violer la Constitution.

1 – Ministre du budget, Assemblée Nationale, deuxième séance du jeudi 20 juin 2013.

2 – Mme Claudine Schmid, Assemblée Nationale, deuxième séance du jeudi 20 juin 2013

3 – G. Goulard, L’indépendance des procédures : retour à un principe traditionnel : RJF 1996, p. 2.

4 – CE 6 décembre 1995 n° 126826, Section, SA Samep : RJF 1/96 n° 61 ; CE 6 décembre 1995 n° 90914, Section, Navon : RJF 1/96 n° 62.

5 – CE 10 juillet 1996 n° 160164, 8e et 9e s.-s., Jacob : RJF 10/96 n° 1176 ; CE 10 janvier 2003 n° 217584, 10e et 8e s.-s., Sté Etablissements Bouyer-Guindon : RJF 4/03 n° 450 ; CE 6 octobre 1999 n°126827, 8e et 9e s.-s, Aff Jean de Bonnot.

6 – CAA Bordeaux 30 décembre 1997 n° 95-814, 3e ch., SA Boularan : RJF 12/98 n° 1451 ; CAA Lyon 15 juillet 1999 n° 96-650, 2e ch., SARL Olivier Service : RJF 2/00 n° 232 ; CAA Nancy 6 février 2014, n°12NC00748, M. et Mme Perrotin : Jurisdata n°2014-007222.

7 – concl. G. Bachelier BDCF 1/96 n° 62 ; CE 10 juillet 1996 n° 160164, 8e et 9e s.-s., Jacob : RJF 10/96 n° 1176.

8 – Cass. crim. 30 septembre 1991 n°90-83.579.

9 – Article 174 du Code de procédure pénale.

10 – CE 6 octobre 1999 n° 12686.

11 – Ibid.

12 – Cons. const., déc. 4 déc. 2013, n° 2013-679 DC, Loi relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière : JurisData n° 2013-030673 ; Dr. fisc. 2013, n° 51-52, comm. 563, note Ch. de la Mardière.

13 – Aujourd’hui codifié à l’article L10-0 AA du Livre des procédures fiscales.

14 – Considérant 33.

15 – « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. » Voir à cet égard : Fraisse Régis, « L’article 16 de la Déclaration, clef de voûte des droits et libertés », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel 3/2014 (N° 44) , p. 9-21.

16 – CE 15 avril 2015 n° 373269

17 – Cass. com. 4 juin 1996 n° 1080 P, Prodhomme : RJF 10/96 n° 1173

18 – Cass. crim. 16 mai 2012 n° 11-683.602 (n° 3125 F-PB) : RJF 4/13 n° 432.

19 – BF 1/14 p. 5, B. Hatoux, la loi et les preuves illicites ou le glaive et la cuirasse

20 – CE 30 janvier 1976 n° 96173 plén. : RJF 3/76 n° 124 ; CE 5 octobre 2007 n° 294318, 8e et 3e s.-s., Sté Média Compo : RJF 12/07 n° 1479

21 – BOI-CTX-PREA-10-30 n° 80.

Bertrand Lacombe

Avocat à la Cour, Lacombe Avocats